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Versailles et la Villa d'Este

Le hasard qui fait souvent bien les choses m’a amenée en mai à la Villa d’Este, près de Rome, et un mois plus tard à Versailles, près de Paris—deux créations phares dans l’histoire des jardins européens. Este (16e siècle) marqua toute la Renaissance à Rome, tandis que Versailles (17e) imposa le genre de classicisme que l’on appelle encore (à tort) le « jardin à la française ». Les deux domaines se vantaient de prouesses en hydraulique avant même toute plantation. Dans les deux, encore aujourd’hui, l’eau s’impose sous toutes ses formes pour accentuer la majesté des lieux.

Dans ces jardins d’apparat, le prestige des propriétaires vis-à-vis du monde extérieur comptait bien plus que les plaisirs d’une intimité domestique et quotidienne. Ceci peut paraître évident, mais les choses se passaient autrement loin des centres du pouvoir. L’’intendant de Colbert, ministre de Louis XIV, se plaignait ainsi des Provençaux: « Ils sont tellement abâtardis à leurs bastides, méchants trous de maison qu'ils ont dans leur terroir, qu'ils abandonnent leurs meilleures affaires du monde plutôt que de perdre un divertissement à la bastide ! » Bien entendu, il se crée encore aujourd’hui, même en Provence, de grands jardins de représentation. Mais je ne suis qu’une historienne de passage. Il existe des bibliothèques pleines de travaux d’érudition sur la Villa d’Este et Versailles, détaillant leur histoire, leur architecture, leur art des jardins. Je n’offre ici que de simples impressions.

Les parcs de la Villa d’Este et Versailles partagent les traits suivants: un agencement en apparence symétrique autour d’un long axe central avec, de part et d’autre, des compartiments cachés ayant chacun un caractère individuel. Ce sont les « bosquets » de Versailles, et les extrémités des terrasses à Este.

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Versailles: l'axe central
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Este: l'axe central

Les deux jardins ont un itinéraire de visite, recommandé par les créateurs, voire imposé. La visite est donc une sorte de narration, une suite d’épisodes qui développe un programme iconographique complexe où reviennent régulièrement les symboles du maître des lieux—l’aigle à Este, le soleil à Versailles. Dans les deux jardins, les plantes, la pierre et l’eau participent à valeur égale à ce discours élaboré.

Mais deux différences sont évidentes d’emblée. D’abord le terrain : à Rome il est en pente abrupte, presque vertical, tandis qu’à Versailles, en dépit de différences de niveau soigneusement travaillées, il est plutôt plat. De même, l’échelle : Este exige des heures de visite, mais le jardin est relativement petit--seulement 4.5 hectares au sein d’un bois de 7 hectares. Versailles, en comparaison, est vaste. Les jardins sont estimés à 1 070 hectares entourés d’un parc de presque dix mille. À Versailles, de hauts murs verts dominent de larges avenues. Ils sont constitués de haies ou de rangées d’arbres taillés en carré, rendus inaccessibles par des barrières. Le promeneur, en comparaison, est tout petit. Les très belles statues en marbre blanc dressées sur de hauts piédestaux le surveillent de haut.

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Versailles: Castor et Pollux

Même au cœur des bosquets, censés être plus intimes, comme la Colonnade ou la Salle de bal de la Reine, l’architecture domine et intimide. A d’Este, l’œil est sollicité à tous les étages, aussi bien au niveau des genoux, de la main, de l’épaule que de l’œil. Les particularités de chaque coin, petites ou immenses, sont là pour vous ébahir mais aussi pour vous faire plaisir.

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Este: La Petite Rome: à voir à tous les niveaux

Quant aux distances à parcourir, à d’Este, pour remonter du bas du jardin vers la villa, on peut choisir entre le chemin de la Vertu (une suite d’escaliers raides) ou celui de la Volupté (en courbes douces). Une demi-heure peut suffire. À Versailles, rien que de passer du parterre du Sud au parterre nord devant le château est une trotte, comme d’aller d’un bosquet à l’autre. Les perspectives sont longues: le Grand Canal s’étend sur 1,650 mètres. Tout a été prévu ici pour faciliter des mouvements de masse—en foule, à cheval ou en carrosse. Ce qui arrange bien entendu les touristes actuels qui peuvent, s’ils fatiguent, prendre un petit train.

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Versailles: vue de la terrasse supérieure

Versailles, c’est l’extrême élégance lié à l’extrême inconfort. À l’intérieur des bosquets, par exemple dans la Salle de bal de la reine, la Colonnade ou au Jardin du Roi, le visiteur occupe l’espace entre le centre et le bord externe, où, de part et d’autre, il découvre des sujets d’admiration. Il n’y a pas de sièges et il n’y a pas d’ombre. A la Colonnade, il y a bien un toit tout autour du cercle mais il sert à abriter…d’autres fontaines. On s’assoit comme on peut sur les marches ou par terre.

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La Colonade: à admirer debout
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Versailles: La Salle de bal de la Reine

Dans la Salle de bal, il existe bien des estrades en architecture verte : la moitié sert de support à la danse des fontaines, tandis que l’autre moitié servait, à l’époque, aux musiciens. Aujourd’hui, deux gentilles jeunes filles sont là pour empêcher les visiteurs de s’asseoir ailleurs que par terre, seul recours là aussi. Nulle ombre non plus dans les grandes avenues. Il y a partout de hauts murs verts mais pas de toits verts. Les bancs en pierre n’ont pas de dossier. Seule la trajectoire incontournable du soleil (royal ?) fait que certains bancs sont par moments à l’ombre. En juillet, on doit se les arracher.

La dureté de Louis XIV envers ses proches, encore plus envers ses courtisans, ses architectes et ses ouvriers, est bien attestée. Il est bien connu aussi que l’idée du confort s’invente seulement avec Louis XV. Mais Versailles était excessif : même le site choisi exigeait des efforts vraiment extrêmes. Ces marais où venait chasser le père de Louis XIV nécessitaient un drainage extensif qui a couté de nombreuses vies. Versailles fut construit en dépit du site existant, complètement transformé. Sa ligne d’horizon est sa propre forêt et s’ouvre, en fait, sur l’infini ; il n’y a pas vraiment de lien vers un monde extérieur. La Villa d’ Este fut conçue au contraire pour célébrer la beauté d’un paysage admiré depuis des siècles. Le parc se blottit contre la pente d’une part et de l’autre s’ouvre sur des plans de collines superposés. Le parc existe grâce au site et non malgré lui. Il se nourrit de liens vers les lointains, historiques autant que topographiques. L’axe central n’impose pas une seule ligne de vue dominante ; en fait on ne peut pas vraiment parler de ligne de vues, il s’agit plutôt d’un panorama en éventail. Les plantes ici ne sont pas régimentées et contraintes. Comme dans la plupart des jardins méditerranéens, il y a des couches de végétation de bas en haut, avec en alternance des espaces ensoleillés et ombragés, des feuillages persistants ou feuillus. Ce qui donne une grande variété de ton, d’ambiance, de textures. Il faut dire pourtant que la négligence de ces deux parcs lors des siècles qui ont suivi leur époque de gloire servit plutôt à préserver Versailles, tandis que la décadence des jardins d’Este fut même encouragée, tant elle inspira les sensibilités romantiques. Aujourd’hui, Versailles est impeccable, tandis qu’Este, entretenu par seulement trois jardiniers, est encore une ruine. C’est surtout la pierre qui a souffert.

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Este: grotte avec personnages

À Versailles, les dieux en marbre, à trois dimensions sur les piédestaux, sont immaculés, libres et plus grands que natures. A d’Este, beaucoup des personnages sculptés émergent encore du rocher, au fond d’une grotte. Ce contraste s’explique en partie par l’évolution des styles pendant les cent ans qui séparent les deux créations, mais justement, il témoigne d'un vrai changement d’attitude envers ce que nous appelons « la Nature. » Saint Simon, le célèbre chroniquer de la vie versaillaise, n’aimait pas ces jardins et signala «le mauvais goût du roi en toutes choses, et ce plaisir superbe de forcer la nature, que ni la guerre la plus pesante, ni la dévotion ne purent émousser.» Ailleurs, il commente : «La violence qui y a été faite partout à la nature repousse et dégoûte malgré soi. » A d’Este, les êtres semblent émerger d’un flux d’énergies naturelles dont ils font—dieux, humains et animaux-- tous partie.

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Este: les Cent Fontaines

Saint Simon écrivait encore ce jugement sur Versailles: «Le beau et le vilain furent cousus ensemble, le vaste et l'étranglé.» La Villa d’Este marie plutôt le noble et le grotesque, pas tout à fait la même chose, même si l’humour s’exerçait parfois au dépens des visiteurs arrosés malgré eux. Versailles et la Villa d’Este, c’est un peu Racine contre Shakespeare—ou plutôt l’Arioste? On se rappelle que Louis XIV n’appréciait pas Le Bernin. La séparation des genres à Versailles fait que chaque élément reste bien distinct et à trois dimensions. Les deux jardins associent aussi le spectacle de l’eau et la musique. A d’Este, le système hydraulique animait non seulement le célèbre orgue mais aussi toute une série d’automates—comiques, ludiques, et majestueux tout à la fois. À Versailles, de vrais musiciens jouaient sur les bancs verts dans la salle de bal de la Reine dans une partie qui leur était réservée (quoique sans doute attrapant les gouttelettes des fontaines toutes proches). Dans le jardin du Roi, les fontaines dansent, chacune réglée individuellement, sur une ligne, comme autant de feux d’artifices, visibles de tous les angles. Les sauts et les cascades illustrent une musique de Lully ou Rameau.

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Versailles: danse des fontaines

Aujourd’hui, celle-ci arrive aux oreilles des visiteurs grâce à un système efficace de hauts parleurs, à un volume qui arrive à faire concurrence aux bruits de l’eau et autres bruits ambiants. Défi qui devait poser problème pour de vrais musiciens en chair et en os de l’époque.

Ma conclusion? Les deux visites m’ont fait un énorme plaisir, j’ai trouvé partout des sujets d’admiration ; mais j’ai quitté Versailles épuisée, tandis que Este m’a laissé revigorée et stimulée.

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